Jigoro Kano ou la
naissance du judo
Membre de la caste guerrière
Jigoro Kano est né le 28 octobre 1860 à Mikage près de Kobe. Son père, Jirosaku Mareshiba, a été adopté par le père de Sadako Kano, la jeune fille qu’il épouse et à qui il fera cinq enfants, deux filles et trois garçons. Le patriarche, grand père de Jigoro Kano, est séduit par la vivacité d’esprit du jeune homme et l’adopte malgré ses enfants légitimes – une pratique relativement courante à l’époque – tout en lui donnant une de ses filles en mariage. Brillant, Jirosaku Mareshiba, ou Kano, partira rapidement à l’aventure, le plus souvent loin de la maison familiale, pour laquelle il finira par obtenir le privilège du port des sabres, ce qui fait du jeune Jigoro Kano un membre de la caste guerrière.
Sake et shinto
Jigoro Kano est le dernier de la fratrie de cinq enfants. C’est avec sa mère, son grand-père et ses tantes qu’il grandira, dans un domaine qui comporte une brasserie de sake et un sanctuaire shinto, dont la famille a la charge depuis plusieurs générations. Aussi vif d’esprit que son père, le jeune Kano se forme avec les meilleurs précepteurs de la région et se dote d’une large et solide culture classique. Il a le goût de la science et de l’astronomie, mais s’interroge déjà sur la façon dont il sera le plus utile. La religion, seule force capable de faire bouger le monde ? La politique, pour influer directement sur la société ? Il rêve de monter retrouver son père à la capitale.
La famille Kano Shihan – © Auteur non identifié
Le destin exauce cruellement son souhait : sa mère tombe malade et décède l’année de ses 10 ans. Son père, alors l’un des secrétaires du ministère de la Marine, le fait venir auprès de lui à Edo, depuis deux ans à peine désignée sous le nom de Tokyo. Jigoro va, à sa façon, y changer le pays, et le monde.
Jigoro Kano en 10 dates
1860
1870
1877
1882
1889
1895
1912
1922
1933
1938
Alors âgé de 10 ans, Jigoro Kano perd soudainement sa mère, emportée par la maladie. Son père va alors le faire venir à ses côtés. Le jeune Kano découvre l’effervescence de la capitale, Tokyo.
Alors que son père le lui a jusqu’ici interdit, Jigoro Kano profite de l’autonomie grandissante dont il dispose progressivement pour découvrir le jujutsu à la Tenjin Shinyo-ryu, et se lance à corps perdu dans l’apprentissage des techniques de combat à mains nues.
Après 40 ans de perfectionnement des principes et de l’apprentissage du judo, Jigoro Kano, formalise le concept de « Meilleure utilisation de l’énergie » (qui deviendra plus tard « Bonne utilisation de l’énergie), qui est encore aujourd’hui le principe technique fondateur du judo. Quelques années plus tard, Kano travaillera sur le concept « Entraide et Prospérité mutuelle » dont le but est de contrer une interprétation individualiste de la réflexion autour de la meilleure utilisation de l’énergie.
Alors âgé de 77 ans, Jigoro Kano meurt sur le paquebot Hikawa Maru, de retour d’une conférence du Comité International Olympique, dont il était membre depuis 1909.
L’ambition de changer la société
Étudiant remarquable, son père l’inscrit dans de nombreuses écoles privées à son arrivée à Tokyo, dont l’une est spécialisée dans les langues occidentales, et il apprend l’anglais et l’allemand. C’est là qu’il rencontre un Américain invité par le gouvernement pour fonder la future École Normale Supérieure du Japon, lieu de l’actuelle université de Tsukuba (qu’il dirigera plus tard). Il devient ainsi l’un des meilleurs anglicistes du pays. Il entre ensuite dans la prestigieuse université de Tokyo qui vient tout juste d’être créée, où il est le plus jeune étudiant.
Confiance
À la sortie de ses études en sciences politiques et économiques, qu’il a prolongé par un diplôme de philosophie, Kano devient professeur et bientôt directeur par intérim au « Gakushû-in », un établissement d’enseignement d’élite réservé à la très haute aristocratie, notamment les héritiers impériaux eux-mêmes ! Hirohito et Akihito, les deux derniers empereurs du Japon, y seront notamment formés.
Il est officiellement représentant de la Cour Impériale pour une mission de seize mois, du 13 septembre 1889 au 16 janvier 1891, pour étudier les systèmes d’éducation européens et leur organisation. Sa conviction se forge progressivement : c’est finalement par l’éducation qu’il pourra le plus efficacement se mêler à la mise en mouvement salvatrice du Japon.
Précocité
Kano a l’ambition de rendre la société meilleure. Il a compris que l’homme est à la base de tout et qu’il faut commencer par éduquer les hommes, un par un. Dans l’esprit élitiste, on en éduque un qui est destiné à faire de grandes choses. Mais Kano considère que pour changer la société, il est bien plus efficace d’en changer un million. Cent millions ? On change le monde.
Jigoro Kano
Soutenir un monde en déséquilibre
Pour être à la hauteur de ses ambitions, le jeune Kano peut compter sur un contexte social favorable. Kano a huit ans quand débute l’ère Meiji et le règne du nouvel empereur Mutsuhito, âgé de quinze ans. Alors qu’il retrouve la figure tutélaire de l’empereur, le Japon est confronté à la curiosité et l’ambition dominatrice des grands pays occidentaux. Le pays fait alors face à ses limites, celles d’un archipel sauvage de deux-cents pays différents, avec des frontières intérieures et autant de langues, un peuple hiérarchisé en castes imperméables avec les guerriers au sommet, les paysans loin en dessous, puis les artisans et les commerçants en dernier, un gouvernement qui a signé des accords commerciaux déséquilibrés pour complaire aux envahisseurs. Le Japon fait alors le pari d’une révolution complète, une modernisation à marche forcée en faisant confiance à la jeunesse du pays. Jigoro Kano va s’inscrire dans ce mouvement national.
L’empereur Meiji se rendant de Kyoto à Tokyo en 1868 – © Le Monde illustré, 1869
Kodokan
Kano-Juku
Kobunkan
Un philosophe en action :
trois écoles fondées à 21 ans !
À seulement vingt-et-un ans, tout juste diplômé de l’université de Tokyo en 1881, et alors qu’il accepte un poste de fonctionnaire d’État dans un établissement de grand prestige, il fonde trois écoles privées, gratuites, ainsi qu’un pensionnat. Il loue les locaux du Eisho-Ji, un temple de la Asakusa-Dori à Tokyo, où il crée le Kodokan, son « école pour étudier la Voie », le premier dojo de judo. Dans le même temps, il ouvre le Kano-Juku, une école privée pour les membres du Kodokan, et bientôt pour des enfants qu’on lui confie. Dans d’autres locaux encore, il ouvre le Kobunkan, une école de lettres de niveau universitaire mais son départ pour presque deux ans en Europe en 1889 met fin à cette dernière expérience, mais le Kano-Juku perdurera trente-neuf ans. Le Kodokan, lui, est toujours là, et c’est une sacrée histoire.
Une passion, deux maisons !
À partir de 1877, ce sera la Tenjin shinyo-ryu sous la direction de Fukuda Hachinosuke, dont il fréquentera avec passion le dojo tous les jours pendant deux ans jusqu’à la mort de celui-ci. Son professeur lui livre tous les écrits et la direction de l’école. Il poursuivra son enseignement avec Iso Masatomo, qui meurt lui aussi, en 1881.
Il est alors accepté par Iikubo Kōnen – héritier d’une autre école, la Kitō-ryu – et qui lui donne en 1883 le menkyo kaiden, c’est-à-dire l’autorisation d’enseigner le style. À cette époque, Kano lui-même considère qu’il passe l’essentiel de son temps au dojo et qu’il néglige un peu ses études. Mais il a pris conscience de la vertu de cette éducation par le geste et le corps, et la façon dont elle lui fait du bien, non seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan mental.
Jigoro Kano
Le judo, comme une évidence
Le judo comme simple moyen d’attaque et de défense n’est pas si important, mais le principe dont j’ai ressenti grandement les bénéfices, et qui est largement applicable ailleurs, réside dans ce que nous apporte ce renforcement et cette formation physique et spirituelle. Aussi, je pensai : « dorénavant, tout en étant une méthode d’attaque et de défense, il faut l’enseigner comme la recherche d’un principe précieux, c’est-à-dire comme une méthode de renforcement et de formation à la fois du corps et de l’esprit. De plus, il ne faut pas se contenter d’une école de jujutsu mais il faut prendre dans toutes ce qu’elles ont de bien et y ajouter une idée appropriée afin que le monde actuel en bénéficie. » C’est ainsi que j’en arrivai à la création du Kodokan et que je décidai globalement qu’il ne reposerait pas sur une école unique de jujutsu, que son but serait l’étude approfondie de ce principe, l’entraînement et la formation physique et spirituelle, et des exercices consistant en une méthode d’attaque et de défense.
Jigoro Kano
Il s’agit d’une étude approfondie du principe « Ju », d’une synthèse pertinente des techniques qui peuvent l’incarner, réunies dans le gokyo, qui les classe en diverses catégories. Mais c’est aussi une méthode, fondée principalement sur le travail libre, en mouvement, du randori. Sur ces bases, l’école de Jigoro Kano va rapidement conquérir ses galons d’école la plus dynamique de sa génération, et finalement s’imposer comme la synthèse réussie pour un monde moderne des anciens jujutsu.